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Le gazoduc qui traverse l'Ukraine ne transporte plus de gaz russe Le gazoduc qui traverse l'Ukraine ne transporte plus de gaz russe  (AFP or licensors)

Gaz russe: l'arrêt du transit par l'Ukraine pénalise toutes les parties

L’arrêt des exportations de gaz russe via le gazoduc qui traverse l’Ukraine aura des conséquences négatives pour toutes les parties. L’Union Européenne verra sa facture augmenter; l’Ukraine perd environ 800 millions de dollars; la Russie se coupe de revenus et Gazprom est mis en difficulté. Entretien avec Thierry Bros, expert en énergie.

Jean-Charles Putzolu – Cité du Vatican

Plus aucun mètre cube de gaz russe ne traverse le territoire ukrainien depuis le 1er janvier. Kiev n’a pas renouvelé l’accord signé avec Moscou en 2019 sur l’utilisation du gazoduc qui acheminait le gaz russe vers l’Union Européenne. Comme première conséquence immédiate cette rupture d’approvisionnement a provoqué une hausse du prix du gaz. Mais si l’effet de cette décision reste limité dans la plupart des pays de l’Union, elle aura des conséquences plus importantes sur des pays restés très dépendants du gaz russe comme la Slovaquie. Bratislava risque de devoir se résigner à des alternatives couteuses qui se répercuteront sur les factures aux consommateurs, pour avoir accès paradoxalement au même gaz Russe. Entretien avec Thierry Bros, expert en énergie et professeur à Sciences Po Paris.

L'arrêt du transit de gaz russe à travers le territoire ukrainien signifie-t-il que Moscou ne vend plus de gaz à l'Europe?

Alors pas tout à fait. Moscou vend du gaz à l'Europe suivant plusieurs canaux. D'abord, il y a ce qu'on appelle le gaz «gazeux», livré par des gazoducs, et là, depuis le 1ᵉʳ janvier il ne transite plus via l'Ukraine. Par contre, il existe une autre route via la Turquie, via le Turk Stream et qui ensuite remonte en Europe. Ça c'est pour le gaz gazeux pour lequel la société russe Gazprom a le monopole des exportations. Et puis il existe du gaz naturel liquéfié (GNL) qui est livré par bateau. Le Kremlin, à travers une société privée, Nova Tech, continue à vendre du gaz naturel liquéfié à l'Europe et au reste du monde.

Si depuis le début de l'invasion ukrainienne et surtout depuis le sabotage du gazoduc Nord Stream en mer Baltique en 2022, plusieurs pays européens ont diversifié leurs sources d'approvisionnement. D'autres, et notamment la Slovaquie, la Hongrie pour ce qui est de l'Union européenne, mais on peut aussi mentionner la Moldavie, sont restés très dépendants du gaz russe. Quel impact sur ces pays gouvernés, faut-il le rappeler, au moins pour la Hongrie et la Slovaquie, par des majorités plutôt proches du Kremlin?

Ces pays proches du Kremlin avaient plusieurs problématiques, tout simplement géographiques. Ils sont proches de la Russie, mais ils sont aussi pour l'essentiel enclavés. Donc la diversification, telle qu'elle a été imaginée par l'Union européenne, c’est à dire avec du gaz naturel liquéfié qui arrive par bateau, nécessite d’avoir une côte. Ces pays n'avaient pas accès à la mer avaient deux solutions: soit rester dépendant des Russes, soit essayer de mettre en place une stratégie coûteuse de diversification puisque pour avoir accès au GNL, il leur fallait payer le transport de ce gaz depuis les côtes européennes vers leur propre pays. Pour diverses raisons, mais surtout de par leur proximité avec le Kremlin, ils ont décidé de ne pas opérer de diversification. Rappelons aussi que le gaz russe est moins coûteux, et que qour ces pays, c’était plutôt une bonne affaire. Aujourd'hui, ils se retrouvent un peu comme l'Allemagne au lendemain du début de la guerre en Ukraine et vont devoir faire face à des choix douloureux, c'est à dire une augmentation de leur facture gazière et vont devoir, dans l’urgence, trouver des solutions.

Vous mentionnez le Turk Stream, est-il utilisable pour ces pays-là?

Pour la Hongrie, oui. Mais parmi les pays pénalisés aujourd'hui, on peut citer la Slovaquie avec le premier ministre Roberto Fico qui s’est d’ailleurs rendu à Moscou récemment; on peut citer, pour une autre raison, la Moldavie, mais cette dernière n’est pas membre de l'Union européenne; on peut aussi citer l'Autriche, mais Vienne avait décidé mi-décembre de trouver des alternatives. Donc effectivement, la Slovaquie et la Moldavie sont au cœur du problème.

Pour les pays aujourd’hui moins dépendants du gaz russe, quelles seront les conséquences?

Ce qu'il faut bien comprendre, c’est comment on achète et on vend les matières premières. En fait, le prix de la matière première dépend de la molécule marginale, c'est à dire de la dernière molécule achetée. C’est elle qui va faire le prix de l'ensemble de la quantité achetée. Les européens, qui n’ont plus accès à ce gaz russe bon marché, qui couvrait entre 4 % et 5 % de la consommation annuelle au niveau de l'Union européenne, vont devoir aller chercher des cargaisons de gaz naturel liquéfié bien plus cher. En conséquence, la facture de l'ensemble des consommateurs européens va augmenter. Cela ne concernera pas seulement la Slovaquie, la Moldavie ou la Hongrie. Et cette facture, rappelons-le, est déjà à des niveaux élevés.

Cette interruption du transit sur le territoire ukrainien peut-elle bousculer la stabilité de l'Union Européenne?

Je crois que la Russie joue sur cela parce que Moscou a toujours eu l'idée que quand on voulait bousculer une politique énergétique, il fallait s'y prendre le 1ᵉʳ janvier. Par le passé, des arrêts intempestifs avaient déjà eu lieu les premiers janvier 2006 et 2009. Par ces opérations, Moscou rappelle aux européens que l'énergie est importante pour la croissance économique. Il se peut, en effet, que certains États européens, la Slovaquie en particulier, fasse valoir ses droits en mettant en avant le fait qu’elle n’a pas d'alternative financièrement acceptable et donc qu’elle a besoin du gaz russe, même si moralement, tout le monde est d'accord, acheter du gaz russe est une erreur.

La Russie subira-t-elle un contre coup financier suite à cette interruption?

Les contrats sont ultra confidentiels, mais on peut considérer que ce que Gazprom envoyait via l’Ukraine était une facture de l'ordre de 4 à 5 milliards de dollars par an pour les Européens. Il y a dans cette facture une partie qui revient à l'Ukraine pour son service de transit. On ne connait pas exactement le montant, amis on peut l’estimer à 800 millions de dollars. Il y a une partie qui va directement dans les caisses du Kremlin, puisque les matières premières en Russie sont imposées à l'exportation à hauteur de 30 %. Ces 30 % d’imposition ont jusqu’ici contribué au financement de la guerre en Ukraine. Le reste revient à Gazprom.

Cette perte pour le Kremlin peut-elle être compensée par une diversification des exportation?

Le problème du gaz, c'est que ce n’est pas une matière première fongible. Le gaz «gazeux» va d'un point A à un point B en suivant un gazoduc. Le gaz naturel liquéfié, en revanche, est une matière première fongible qui peut être transportée par bateau partout le monde. Dans le cas du gaz «gazeux», celui dont Gazprom était leader sur le marché, une fois que vous avez fermé le gazoduc vers l'Europe, il ne reste plus que le marché intérieur et marché chinois, puisqu'un nouveau gazoduc a été construit. Or, le marché chinois aujourd'hui est à sa capacité maximum. Donc il n'y a pas beaucoup d'alternatives pour Gazprom. Ce qui devient un problème pour Gazprom qui a besoin de beaucoup de revenus pour rester profitable. La société est dimensionnée pour produire beaucoup de gaz. En 2021 et 2022, Gazprom a obéi au diktat du Kremlin -qui demandait de réduire les exportations vers l’Europe- et a pu absorber la baisse de revenus. Aujourd'hui, Gazprom n'a plus les moyens. Donc la question pour Gazprom sera de savoir s’il y a poursuite ou pas de ces volumes, ou alors envisager des licenciements. Vis à vis d'une société détenue à plus de 50 % par l'État russe dans un ancien système soviétique, cette hypothèse va poser de gros problèmes sociaux.

La fermeture du gazoduc sur le territoire ukrainien est quand même une très mauvaise nouvelle pour Moscou, même si Vladimir Poutine entend l'utiliser pour faire pression sur l'Union européenne…

Vladimir Poutine ne regarde pas la donnée financière. On l'a vu encore une fois dans la façon dont Gazprom a été obligé de se couper des marchés européens en 2021 et 2022. Mais à un moment, la réalité financière va heurter le mur du Kremlin. On peut imaginer que Vladimir Poutine souhaite déstabiliser l'Union européenne. Ça va être compliqué; il peut essayer de fissurer l'unité européenne. Mais il a aussi un problème économique et un problème de rentabilité de ce qui était jadis le joyau de la couronne russe, c'est à dire Gazprom.

Quel est le jeu de l'Ukraine dans cette partie qui semble être la seule à se satisfaire du non-renouvellement du contrat de transit de gaz russe sur son territoire? Contrat signé, je le rappelle, en 2019 entre Kiev et Moscou et non renouvelé sur décision de Kiev.

C'est la différence entre les positions politiques des uns et des autres et la realpolitik. Kiev estime que financer un seul dollar à Moscou est une erreur puisque cela rentre dans les caisses pour financer la guerre. Rappelons quand même que si on estime que Kiev récupérait 800 millions de dollars par an sur son service de transit, c'était tout de même de l'argent qui rentrait en Ukraine. Rappelons aussi que les Russes, depuis le début de la guerre en Ukraine, ont attaqué les infrastructures énergétiques avec la volonté de perturber l'approvisionnement des populations et des industries et des armées ukrainiennes, mais ils n’ont jamais bombardé les installations d’infrastructures gazières parce qu’ils en avaient besoin. Si ces installations ne servent plus, il faudra aussi voir ce que fera la Russie. Elle peut envisager de les bombarder, et ça va déstabiliser encore plus le système ukrainien.

La décision ukrainienne pénalise les propres soutiens de Kiev. Comment se fait qu'il n'y a pas eu de pressions suffisantes pour que finalement Zelenski renouvelle cet accord?

La pression venait de la Hongrie, de la Slovaquie et de l'Autriche, qui étaient finalement des pays vus comme très pro-russes en Europe. Et donc c'est une petite minorité sacrifiée. L'unité européenne se fissure sur cette petite minorité. Ceci dit, avec des prix du gaz qui pourraient remonter, l'Union européenne pourrait se retrouver un peu coincée pour atteindre ses objectifs de réindustrialisation. Je rappelle que la première mission du Commissaire à l'Energie, c'est d'avoir un prix de l'énergie peu élevé pour l'Union européenne. Manifestement, au 2 janvier, il a échoué. Et donc la question des États -qui sont souverains en ce qui concerne l’énergie- va être de savoir s’ils peuvent continuer à faire confiance à l'Union européenne pour avoir de l'énergie peu chère ou est-ce que finalement il faudra qu’ils opèrent seuls. On pourrait avoir des pays qui se fourniraient en ordre dispersé, certains à Moscou, d’autres à Washington, pour essayer de récupérer l'énergie qui fait grandement défaut en Europe.

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07 janvier 2025, 08:00