En Haïti, «étudier peut coûter la vie»
Federico Piana - Cité du Vatican
En Haïti, le simple fait d'emmener ses enfants à l'école peut coûter la vie. «Si vous avez de la chance et que vous ne mourez pas sous les balles perdues des groupes armés qui se battent quotidiennement pour le contrôle du territoire, vous risquez d'arriver à la porte du complexe scolaire et d'être contraint, si vous voulez laisser entrer vos enfants, de payer une rançon à des « messieurs » armés de mitraillettes autour du cou et de pistolets dans les poches». La scène décrite par le père Lephene ne choque plus personne dans le pays. Elles sont devenues la norme depuis que la violence entre bandes rivales s'est emparée des rues et a paralysé la politique et la société.
Selon des chiffres provenant de sources gouvernementales, quelque 500 000 enfants ont jusqu'à présent manqué des cours à cause de la violence en cours dans le pays. Concernant Port-au-Prince, à l’heure actuelle, les gangs se partagent environ 85% de la capitale, où plus de 1 700 écoles ont été fermées pour éviter qu'elles ne deviennent des cibles.
Pressions et extorsions
Quant aux établissements restées ouverts, «les groupes armés ont maintenu sur eux un contrôle ferme. Les directeurs ont même dû payer les meneurs pour garantir la sécurité de leurs écoles», témoigne le père Lephene. «Ceux qui ne pouvaient plus le faire ont fermé leurs portes et leurs structures ont été occupées par des personnes évacuées».
Le prêtre haïtien originaire de Fort-Liberté témoigne d'un horrible mécanisme, aujourd'hui sous les yeux de tous. «Les mineurs qui ne vont pas à l'école ou qui risquent de l'abandonner sont recrutés par des gangs qui les paient à la semaine. L'Unicef a d'ailleurs souvent dénoncé ce phénomène», explique le directeur de la communauté salésienne qui anime la Fondation Vincent au Cap Haïtien, une mission d'éducation populaire fondée en 1955 comme école professionnelle pour les jeunes en difficulté et qui dispose aujourd'hui d'un collège, d'un jardin d'enfants de 3 à 5 ans, d'une école professionnelle avec secteur technique et d'un oratoire.
L'extrême pauvreté
Car la violence et le racket ne privent pas à eux seuls des milliers de jeunes de leur droit à l'éducation. L'extrême pauvreté est également un facteur, même s’il n’est pas récent. «Seuls 68% des enfants des nombreuses familles les plus pauvres fréquentent l'école primaire, contre 92% des enfants des quelques familles les plus riches. En outre, seuls 63 % des enfants âgés de 3 à 5 ans suivent un programme d'éducation préscolaire. Le niveau d'apprentissage global reste donc très faible», explique le père Lephene.
Enseignant, un métier dangereux
Être enseignant aujourd’hui en Haïti n'est pas le plus beau métier du monde. En plus de risquer leur vie chaque jours, les enseignants et les professeurs doivent faire face à la précarité. Leurs bas salaires les obligent à cumuler plusieurs emplois, compromettant ainsi la qualité de leur rôle éducatif. Le père Pierre Lephene connaît de nombreux jeunes prometteurs qui ne songeraient jamais à faire carrière dans l'enseignement, du moins pour l'instant. «Les enseignants haïtiens, explique le prélat haïtien, sont des agents de changement qui ont le pouvoir d'influencer positivement la vie de leurs élèves et de contribuer au développement du pays. C'est pourquoi il faut les aider en augmentant leurs salaires, en leur fournissant des ressources pédagogiques adéquates et en leur offrant une formation professionnelle continue».
Des racines lointaines
La crise du système éducatif haïtien a des racines lointaines. Non seulement elle est imputable à des problèmes de gouvernance institutionnelle et administrative qui ont généré des politiques éducatives faibles, mais elle est aussi liée à la privatisation extrême des écoles. 9 écoles sur dix sont privées et celles gérées par l'État sont souvent en très mauvais état.
Un autre problème se pose, ajoute le salésien, l'acculturation. «Les élèves ont toujours été contraints d'apprendre le français, une langue qu'ils ne connaissent pas, alors que tout le monde connaît le créole. Cette acculturation provient notamment du fait que les premiers éducateurs et responsables scolaires en Haïti étaient des Français qui enseignaient en français tout en niant le créole. C'est ainsi qu'est née la créolophobie qui perdure encore aujourd'hui. Il est dommage que cette situation n'ait pas encore été corrigée», regrette le père Lephene.
Arrêter la guerre
Différents ordres religieux français furent à l’origine de la fondation des premières écoles en Haïti, et depuis lors, les institutions catholiques sont restées les plus fiables. L'État doit cependant s'engager davantage. Le père Lephene espère que «le ministère de l'Éducation nationale pourra donner la priorité à la construction des infrastructures nécessaires à l'accueil des enfants en âge d’être scolarisés et pourra créer les conditions d'une politique de gestion des écoles publiques adaptée aux spécificités de chaque zone nationale, en tenant compte de la situation économique, sociale et culturelle de chacune d'entre elles». Mais pour cela, il faudra, avant tout, arrêter la guerre.
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